Christophe Bec est un auteur de bande dessinée multicartes : dessinateur et scénariste, il maîtrise les étapes principales de la création d’une BD. Je lui ai récemment posé quelques questions sur son travail.
En Français dans le Texte : Tu es dessinateur et scénariste. Bref, tu sais tout faire. C’est un avantage ou un inconvénient pour écrire une BD ?
Christophe BEC : L’important n’est pas de tout savoir faire, mais de savoir BIEN faire certaines choses. Et je sais que je suis sincèrement meilleur scénariste que dessinateur. Ça ne fait aucun doute pour moi. J’ai commencé par le dessin car les éditeurs m’ont d’abord fait confiance à ce niveau-là. Mais au fond de moi, l’envie première est celle de raconter des histoires. Le dessin était un moyen indirect. Je m’accomplis plus dans le métier de scénariste.
Mais évidemment, les dix années durant lesquelles j’ai travaillé essentiellement le dessin m’ont bien aidé et je me sers de cette expérience en tant que scénariste. J’ai une plus grande aptitude qu’un scénariste non dessinateur à visualiser la planche. Je pense même que c’est indispensable lorsque l’on veut prétendre être un scénariste BD impliqué et compétent d’avoir une grande culture de l’image. Et bien-sûr, j’évite de reproduire avec mes dessinateurs les maladresses que mes anciens scénaristes ont pu avoir parfois avec moi.
EFDLT : Alors tiens, justement, puisque tu parles de maladresses, tu peux nous donner quelques exemples ? Des points qui t’ont posé des problèmes en tant que dessinateur et que tu t’efforces justement d’éviter maintenant que tu écris à ton tour ?
Christophe BEC : Une fois, un de mes scénaristes s’était permis de retoucher plusieurs de mes dessins. Sur le moment, ça ne m’avait pas fait plaisir. Avec le recul, j’en rigole. C’était juste pour lui une manière de me montrer ce qu’il voulait. Mais c’était très maladroit. J’essaie d’être respectueux du travail de mes collaborateurs le plus possible. De toutes façons, je ne travaille qu’avec des gens dont j’apprécie à la base les qualités. Cela n’empêche pas certains désaccords. En fait je n’interviens sur le dessin que s’il se pose des problèmes de narration. Parfois, un dessinateur, aussi talentueux qu’il soit peut passer un peu à côté de l’histoire, ou de certaines choses importantes de l’histoire. À ce moment, je ne dois pas laisser passer cela. Mais généralement, cela se fait en bonne entente. Il est rare que je mette moi-même la main à la pâte, mais cela arrive parfois. Pour Bunker il m’est arrivé ponctuellement de griffoner certaines choses pour que Nicola Genzianella les comprenne bien ou parce que, de son aveu même, il n’arrivait pas à les cerner. Qui a dit qu’un dessin valait mieux que des longs discours ?
EFDLT : Tu as l’air de savoir assez précisément ce que tu veux quand tu écris une planche. Tu livres un script très détaillé, case par case avec des indications de cadrage, de zoom, etc. ? Ou tu préfères laisser du mou à l’artiste et récupérer le bébé au moment des dialogues ?
Christophe BEC : Généralement, je suis assez précis dans mes découpages. Mais je sais aussi m’adapter à chacun de mes dessinateurs. Certains ont plus ou moins besoin d’indications précises. Cela dépend aussi du type de récit. Par exemple, sur Carême, qui est une histoire linéaire et qui laisse une large part à la poésie, à l’inspiration du moment, mes découpages étaient finalement assez « light » ; ainsi Paolo Mottura, le dessinateur, avait une grande marge de manœuvre. Lorsque je travaille avec Stefano Raffaele sur Pandémonium ou Sarah, qui sont des récits de genre, le découpage est millimétré et extrêmement précis, je décris chaque case et son point de vue, parfois même le cadrage, la taille de la case. Mais c’est aussi parce que je sais que Stefano va suivre mes indications à la lettre. De tous les dessinateurs avec qui je travaille, c’est celui qui est toujours le plus proche de ma propre vision. Mais cela ne veut pas dire pour autant que cela fera un meilleur album qu’avec un dessinateur qui bouscule ma vision des choses. C’est le cas avec Eric Henninot sur Carthago, il n’hésite pas à intervenir dans la narration, changer des choses… Et à l’arrivée, je crois que nous avons plutôt fait un bon album.
EFDLT : Tu as suivi une formation particulière pour être scénariste ? Je veux dire… en dehors de ton expérience de lecteur et de dessinateur de BD ?
Christophe BEC : J’ai fait l’école de BD d’Angoulême. On n’avait pas spécifiquement des cours d’écriture de scénario, mais quelqu’un comme Frédéric Boilet nous a pas mal sensibilisés à cela. Une fois par semaine, il nous projettait un film et on devait l’analyser. Et puis je suis assez cinéphile, il y a une période de ma vie où je pouvais voir jusqu’à trois ou quatre films par jour. Ça m’a beaucoup apporté. Mais je ne crois pas que le scénario puisse s’apprendre. Pour moi c’est un mélange de tas de choses : sa propre expérience, ses lectures, sa sensibilité, sa vision du monde, ses références…
EFDLT : Quel rapport fais-tu entre la narration cinématographique et la narration dans la bande dessinée ?
Christophe BEC : Absolument et complètement différentes. Essayer de faire du pur cinéma en bande dessinée est un tort. On dit souvent de mes albums qu’ils sont cinématographiques, mais en fait je n’essaie jamais de faire du cinéma au travers de la BD. Je ne suis pas un réalisateur frustré. J’ai toujours voulu faire de la bande dessinée, depuis gamin. Après, certes, j’utilise certains trucs en les adaptant à la BD, mais ce que je fais reste essentiellement de la bande dessinée.
Deux choses essentielles différencient le cinéma et la BD : le mouvement et la musique. Le mouvement peut être suggéré en bande dessinée, mais cela reste un mouvement artificiel, elliptique. On ne peut pas avoir de véritable travelling ou de fondu enchaîné comme au cinéma. Quant à la musique, c’est justement une facilité dans le cinéma, elle est là pour nous dire ce que nous devons ressentir, si nous devons être émus, si nous devons avoir peur, être joyeux, etc. En bande dessinée, il faut palier cela et être dix fois plus fort lorsque l’on essaie de créer des atmosphères lourdes et pesantes comme j’essaie de le faire dans mes albums.
Je pense qu’un auteur de BD aurait plus de facilités à faire du cinéma que l’inverse. Je crois que la BD est un art plus complexe, j’ai lu qu’Alan Moore qui disait des choses en ce sens.
EFDLT : Puisque tu parles de musique… tu utilises un accompagnement sonore quand tu écris ? Pour trouver l’inspiration ? Pour rythmer tes enchaînements de cases ?
Christophe BEC : Non, il m’est impossible d’écouter de la musique en écrivant. Il me faut un silence total. Par contre en dessinant il m’arrive d’écouter du classique. Mais ce que je préfère lorsque je suis à la table à dessin, c’est écouter la radio. Dessiner est un travail solitaire et je crois que j’ai besoin de ce contact avec l’humain, avec une voix humaine, être au contact aussi de la société, de l’actualité du moment, ne pas être déphasé.
EFDLT : Tu essaies de tenir un discours particulier dans tes histoires ? Un message politique ou social ?
Christophe BEC : Non, pas réellement. Il y avait dans Zéro Absolu un certain discours politique, mais cela venait plus d’une volonté du scénariste Richard Marazano. Par contre, j’estime que le jugement moral dans une histoire est très important. Une série comme Carthago est souvent décrite comme une BD écologiste, le message véhiculé pourrait l’être, mais je soutiens concrètement plusieurs association de protection de la nature, un pourcentage de mes revenus vont directement à certains organismes, l’engagement réel est à ce niveau-là et pas ailleurs, pas dans une BD ,ça ne sert pas à grand chose… Je ne crois plus à la sensibilisation, c’est trop tard. Ceux qui n’ont toujours pas compris les problèmes planétaires qui nous
menacent sont à la ramasse, ce sont des égocentriques avec des œillères. Le temps n’est plus aux beaux discours, mais à l’action, quitte à ce qu’elle soit violente si c’est nécessaire, comme c’est le cas parfois avec Greenpeace que je soutiens à 100%. Les écologistes de salon me font bien marrer, c’est pour cela que je ne prétends pas avoir un quelconque discours dans mes BD. Les discours comptent peu, ce qui compte, ce sont les actions.
J’en reviens au jugement moral, cela est très important pour moi. Peu ont vu dans Sanctuaire une œuvre anti-militariste, pourtant c’est le cas. On a à la fin deux êtres face à face capables de détruire la Terre : Môth, le Dieu des Enfers et Hamish, commandant du USS Nebraska, un sous-marin nucléaire avec une puissance de feu qui pourrait anéantir notre planète. La fin de la série ne laisse aucune ambiguïté sur notre postion en tant qu’auteur. Pourtant, nous avons été récemment attaqués, la série était soi-disant une œuvre violente. Certains ne se concentrent que sur la forme, et non sur le fond.
Je vais prendre à bras le corps ces thématiques dans une prochaine série, je vais traiter frontalement du thème de la fin de l’humanité s’il elle ne parvient pas à changer, s’il n’y a pas une prise de conscience planétaire immédiate.
EFDLT : Bravo ! Pour conclure cet entretien, as-tu un conseil à donner pour mener à bien une carrière de scénariste ?
Christophe BEC : Être curieux de tout, se cultiver, prendre dans d’autres domaines que la BD, s’ouvrir à d’autres formes d’art et faire ce que notre instinct nous pousse à faire. Essayer de ne pas céder aux pressions, de plus en plus d’éditeurs se mêlent de l’artistique, disent aux auteurs comment faire de la bande dessinée. Cela vient d’une crispation dont ils sont au départ responsables, évidemment plutôt que de se remettre eux en question, ils remettent en cause la qualité des auteurs. Finalement, on commence à appliquer les méthodes ultra standardisées du cinéma à la BD. Si cette tendance venait à se confirmer, ce serait une catastrophe pour les auteurs, et une catastrophe pour la BD.
Heureusement, il y a encore chez certains éditeurs des directeurs éditoriaux ou des directeurs littéraires compétents et cultivés, j’ai la chance de travailler avec certains de ceux-là.
Pour en savoir plus sur Christophe Bec, visitez son blog « Processus » !