Suite de notre discussion avec Jean-Marc Lainé à propos des influences du dessinateur américain Frank Miller.
EFDLT : Pour devenir Miller, Frank a dû digérer ses propres influences. Pourtant, il a quand même beaucoup de tics récurrents qui vont au-delà du simple style. D’après toi, quand est-ce qu’il en fait trop ?
Jim Lainé : Je pense que pendant les premières années, il a développé son style en partant d’emprunts plus ou moins visibles, souvent en provenance de la BD, mais pas seulement. Dans ses Daredevil, on voit bien ce qu’il emprunte à Eisner (les titres dans les décors) ou à Krigstein (le sur-découpage). On sait aussi qu’il connaît la BD franco-belge (Moebius, Druillet, Pratt, même Lelong…) et la BD japonaise.
Du coup, pour les Américains, Miller apparaît comme quelqu’un de nouveau, mais c’est surtout parce qu’il injecte dans ses BD des trucs qu’ils ne connaissent pas bien. Pareil pour les Français : ses apports semblent nouveaux, mais c’est surtout parce qu’il est traduit en albums, et que ses sources d’inspiration n’ont pas toujours sa chance.
Par exemple, Chaykin n’est pas traduit, donc la critique français pense que la narration en écran télé, c’est Miller (alors qu’en fait, ça vient surtout de l’American Flagg! de Chaykin). De même, Simonson est méconnu, et Gil Kane n’a pas souvent été publié en albums, alors que ses propres Daredevil ou Spider-Man sont une influence évidente dans le découpage de Miller.
Ce qui soulève la question de la perception de Frank Miller, que ce soit chez les Américains ou chez les Français. Rajoute à ça le fait qu’il y a des influences littéraires (Mickey Spillane, sans doute un peu William Burroughs…) ou cinématographiques (Sam Peckinpah semble évident) et tu obtiens un cocktail complexe et épicé.
Là où il en fait trop, c’est quand il commence à fonctionner sur ses propres tics, un peu en mode automatique. Sin City, au bout d’un certain temps, fonctionne sur des automatismes. Et également sur des clins d’œil. Par exemple, dans Dark Knight Returns, on voit un avocat aveugle roux, on se doute que c’est Matt Murdock, mais ça ne dure qu’une case, ce n’est qu’un petit clin d’œil pour le lecteur attentif. Dans Sin City, le personnage de Weevil est bien évidemment Wolverine (« something small and hairy »), mais ça dure une scène entière, pas réellement utile au récit. Là, c’est Miller qui se fait plaisir, qui se met devant son récit, et non plus l’inverse.
Dans All-Star Batman, c’est même pire : Miller est en autoréférence, voire en auto-parodie. La série est une sorte de « untold tale » du Dark Knight Returns, et on retrouve tous les tics narratifs (planche en gaufrier, bulles saccadées, répétition d’expression…) mais ça ne sert à rien pour faire progresser l’histoire. On a surtout l’impression qu’il nous dit « regardez, je fais du Miller ».
EFDLT : Tiens, justement, à propos de planche en gaufrier, c’est une technique qu’Alan Moore affectionne tout particulièrement, comme on peut le voir sur Watchmen ou Killing Joke, par exemple. Pour le scénariste, qu’est-ce que ça représente ? C’est un moyen de dompter le dessinateur ? De s’assurer que le dessin est bien au service du script ? Et dans ce cas, Miller cherche-t-il à se brider lui-même lorsqu’il s’impose d’inscrire ses planches dans un gaufrier strict ?
Jim Lainé : Je pense qu’il y a aussi une dimension formelle dans la démarche. C’est un exercice de style, une contrainte volontaire, comme ce que les gens font dans l’Oulipo (ou dans l’Oubapo, pour la BD). C’est aussi une manière de contrôler le rythme, de mettre en avant des structures, des symétries… En France, Chauvel pratique cela assez souvent, notamment dans Ce Qui Est À Nous.
Et puis, c’est une manière de jouer sur des possibilités purement BD. Un gaufrier, qui consiste donc à diviser la planche en cases de taille égale, c’est un truc qu’on peut faire en BD en mettant en avant la spécificité de ce support, et en marquant son caractère unique par rapport à la littérature ou au cinéma.
[à suivre]